« Louise, c’est l’heure d’aller dormir maintenant. » La petite fille semblait décidé à ne pas quitter le canapé, souhaitant à tout prix finir ce dessin-animé qu’elle avait sans doute déjà vu cent fois. De plus en plus souvent, le coucher devenait un parcours du combattant. Elle n’en faisait qu’à sa tête, du haut de ses quatre ans. Le temps était passé si vite. Déjà quatre ans qu’il était rentré chez lui. Déjà quatre ans qu’il avait quitté les rues de Paris. Déjà quatre ans que Sarah était partie. Samaël s’était renfermé dans une bulle depuis ce temps-là, ce temps révolu où il était réellement heureux. Il survivait grâce à Louise, grâce à Elizabeth, grâce à ses quelques amis encore présent pour lui. Il survivait seulement. « Aller, c’est fini maintenant. Tu dois dormir et Papa doit travailler. » Il avait appuyé sur le bouton de la télécommande, sans même tenir compte des protestations de la petite fille. Il n’allait pas lui céder encore une fois. Il essayait tant bien que mal de gérer son rôle de père quand son aide à domicile ne pouvait pas être là. « Il n’y a pas de mais ! Au lit ! » Il s’essayait à la sévérité pour que Louise ne devienne pas capricieuse, comme beaucoup d’enfants uniques.

Il avait finalement réussi à la coucher. Après une histoire, une berceuse et quelques câlins, elle s’était endormie. Paisiblement. De tendres rêves pleins la tête, apaisant son esprit et lui promettant une belle vie. Louise n’avait encore jamais posé de questions sur sa mère, jamais elle ne s’était demandée où elle pouvait être. Samaël n’était pas encore prête à lui en parler, à lui raconter cette histoire qui troublerait son innocence. Il avait rejoint sa chambre, laissant comme chaque soir la porte entre-ouverte. La peur de la perdre elle aussi sans, de l’entendre souffrir, de l’entendre pleurer. Pour Louise, il ferait tout. Pour elle, il serait prêt à remuer ciel et terre. Il était encore tôt dans la soirée, le soleil était encore présent dans le ciel. Il s’était préparé un rapide sandwich avant de s’installer à son bureau. Il ne travaillerait pas ce soir. Il n’en avait pas l’envie. Il avait envie d’entendre sa voix, celle de Lola. Cette fille avait réussi à le faire sourire, lui qui ne le faisait plus depuis si longtemps. Cette fille avait changé quelque chose chez lui qu’il ne pourrait pas expliquer. Elle était là. « Salut toi » qu’il avait dit. En quelques secondes, la voix féminine qu’il attendait avait retenti. Samaël avait fui la gent féminine depuis si longtemps, il ne comprenait pas pourquoi avec Lola, c’était si simple. « Comment ça se fait ? T’as changé d’opérateur ? Ou alors t’as eu une grosse panne ? »

La voix de Lola avait quelque chose de différent. Des filles, il en avait fréquenté. Sur les jeux, il avait pu discuter avec plusieurs d’entre elle. Dans la vie réelle, il avait eu ses conquêtes avant de se marier, de devenir père. De devenir veuf et finalement, fuir la gent féminine autant que possible. Elle avait quelque chose que Samaël ne pouvait pas expliquer. Sans doute parce qu’elle n’était finalement qu’une voix. Jusqu’à présent, elle ne représentait qu’un son pour lui. Et s’il avait tenté de l’imaginer, il parvenait toujours à des résultats opposés. Entendre sa voix était comme une bouffée d’oxygène, comme un rayon de soleil à travers les nuages gris de l’Angleterre. Elle était la première à lui permettre de s’évader ainsi, de pouvoir oublier quelques instants ce que la vie lui avait réservé. « Oh, tu as déménagé ? Ta grand-mère est malade pour que tu viennes vivre chez elle ? » La curiosité de Samaël n’avait pas été entachée par les années, bien au contraire. Et alors qu’il allait lui demander où elle avait atterri, la réponse se fit entendre. « Brighton ? » Son sang n’avait fait qu’un tour. Il entendait sa voix répéter en boucle le nom de cette ville. De sa ville. Impossible, c’était tout bonnement impossible. « En Angleterre ? Le Brighton d’Angleterre ? » Il n’en connaissait aucun autre de toute manière. Il ne connaissait pas de ville ailleurs dans le monde qui puisse porter ce nom. Peut-être en existait-il une, peut-être avait-il mal entendu. Il ne savait plus quoi dire, quoi faire. Il ne savait pas comment réagir à cette nouvelle. Lola venait de débarquer dans sa ville, dans sa vie sans doute même. Il se sentit mal, soudainement. Comme pris de panique. Elle voudra le voir, plus encore qu’avant. Elle voudra le rencontrer, le connaître. Samaël pensait à tout ce que Lola ne savait pas de lui. La présence de Louise, son veuvage précoce, sa dépression et ses idées noires. Elle ne connaissait de lui qu’une mince partie de sa vie. Celle qu’il avait voulu faire connaître. Lola ne connaissait Samaël que sous un bon jour. Elle le connaissait à travers un personnage, à travers des jeux. La panique lui faisait se poser des questions, parfois stupides, parfois nécessaires. Samaël avait toujours réussi à mener deux vies. Sa vie réelle, criblée d’emmerdes, de chagrins, de douleur et de malheur bien que parfois, elle laisse place à quelques joies. Et sa vie irréelle, ce que lui n’était finalement pas. Il se montrait tenace, joyeux, vivant. Il y avait deux Samaël et Lola n’en connaissait qu’un. Lola n’avait pas idée de sa vie, de ce qu’il avait pu vivre. Lui avait-elle caché des choses, elle aussi ? Cette nouvelle avait provoqué un choc dans son esprit. « Tu vis à Brighton maintenant ? » Il restait abasourdi par cette nouvelle. Il ne savait quoi dire d'autre. La nouvelle était difficile à entendre. Il ne s'était pas préparée à ça.