C’était la fin. Il venait de renverser du thé, du thé noir, fort chargé en tanins, sur le tapis du deuxième salon. La pièce où il n’allait quasiment jamais, se contentant de s’enfermer dans sa chambre, sa bibliothèque et la cuisine. Le reste de la maison était inoccupé, laissé à qui le voulait. Animaux, fantômes, femme de ménage... Elle allait être contente. Ce beau tapis de fourrure blanche, doux sous les pieds... taché de thé d’Assam. Gigi frotta, timidement, ses orteils dessus. C’était humide, et il fit pire que mieux : la tâche s’étala sous son action.

Un soupir lui échappa, un aboiement lui répondit. Un de ses chiens venait voir ce qu’il se passait. Le maître hors de sa tannière, comme c’était inhabituel ! Peut-être que le maître viendrait le promener, cette fois-ci ? Dehors, dans la lumière du début d’été, entre tous ces autres bipèdes qui lui ressemblaient ? Mais quand il voulut poser ses deux pattes avant sur les hanches de Gigi, celui-ci le repoussa. Il était suffisamment tracassé comme cela, pas besoin que la bête n’en rajoute ! Mais, l’animal était entêté, et retenta. Il s’élança, pattes en avant, et se reçut une giclée de thé brulant. Cela le surprit, il aboya – l’homme cria, et le menaça de la théière, prêt à recommencer s’il le fallait. « La paix, monstre poilu ! »

On ne pouvait pas excuser ses gestes et ses mots, du fait de sa tristesse, ou de sa détresse... C’était son caractère, naturel. Mais, aucunement cela n’effrayait ses chiens – et attirés par tout se raffut, les deux autres coururent à lui. Un concert de « rwoof rrr woof woof » et de paroles agacées. « Dégagez », « putain vous faites chier », « le prochain qui saute, j’l’euthanasie avec ma théière »... Et ce qui devait arriver, arriva : il lâcha la théière, dont le contenu se répandit sur le tapis – et là, c’était vraiment la fin.

Surtout que le récipient avait amorti sa chute sur le pied droit du châtain, qui eut un hululement de douleur, avant de se laisser tomber dans le canapé derrière lui. Il surjoua alors, comme un mauvais acteur, posant un poignet sur son front et roulant des yeux. « Soit ! J’accepte ma mort : que mes chiens me dévorent... » Une pause, dramatique. « Juste, une dernière requête ! Avant d’enterrer mes restes, teintez ce tapis, que de mes impairs j’ai souillé, de mon sang écarlate... et disparaîtra, alors, tout signe de mon infamie... » Une seconde pause, pendant laquelle il essuya d’une main son visage.

« Gigi, tu deviens fou. » Oui, oui – pour preuve, il se parlait à lui-même. Quel beau tableau ! Deux chiens mettant toute la pièce sens dessus-dessous, un autre léchant le tapis taché... et le maître, avachi, yeux cernés suite à une nuit sans repos, gisait dans l’ombre créé par les rideaux fermés... il était 15 heures de l’après-midi, il venait à peine de se tirer du lit. Son corps amaigri était roulé dans un drap, son seul vêtement – depuis voilà trois jours.