« Louise, tu ne t’éloignes pas trop. » L’inquiétude était perceptible dans son regard, alors qu’il regardait sa fille s’éloignait sur l’aire de jeux pour enfants. En rentrant de l’école, elle avait réclamé une sortie avec lui, rien qu’avec lui. Elle ne voulait plus restait à la maison, elle voulait profiter du soleil qui pointait légèrement son nez. Lui qui ne sortait jamais se retrouvait entourer de parents, de couples. Cet endroit le mettait chaque fois mal à l’aise, l’obligeant à imaginer comment sa vie aurait été sans l’accident. Sans la mort de Sarah. Il suivait la petite brune du regard, de peur de la voir disparaître. Il devenait paranoïaque, vulnérable. Il savait que sans Louise, il ne se relèverait plus. Il sombrerait. Louise ressemblait à Sarah, plus qu’il n’aurait pu l’imaginer lorsqu’il s’était battu pour obtenir sa garde. Plus qu’il ne l’aurait imaginé lorsqu’elle n’était encore qu’un bébé. Aujourd’hui, Louise était une enfant pleine de vie. Elle cherchait ses repères, elle cherchait à s’affirmer. Elle était le rayon de soleil de sa vie, il ne pouvait le nier. « Tu veux nourrir les animaux ? » lui avait-il demandé alors qu’elle revenait vers lui. Elle avait accepté. Régulièrement, il achetait du vieux pain à la dame au pigeon pour que Louise puisse nourrir canard et autres volatiles du parc. Il la regardait rire alors que les oiseaux se regroupaient autour d’elle dans l’espoir qu’elle leur donne un morceau. Cette image merveilleuse faisait briller les yeux de Louise et même ceux de Samaël. Le bonheur que représentait cet instant lui rappelait que tout n’était perdu. Rien ne l’était. « Il est l’heure de rentrer maintenant. Il commence à faire froid et la pluie va bientôt revenir. » Les nuages commençaient à s’assombrir, le vent était en train de se lever. La fin de journée serait mauvaise. Samaël savait déjà qu’il allait pleuvoir d’ici peu.

Ils étaient rentrés vers seize heures trente, la pluie commençait à tomber. Pour Louise, c’était l’heure du goûter que la jeune femme qu'il avait engagé avait préparé. Sans elle pour s’occuper de sa fille, il serait perdu. Il avait besoin d’elle autant qu’il avait besoin de sa fille. Grâce à elle, il pouvait s’enfermer dans sa chambre pour changer d’univers. Il pouvait laisser pendant quelques heures son statut de père, son statut de veuf. Il devenait un autre, plus heureux. Il devenait Sami. Il avait embrassé le front de sa fille avant de s’enfermer dans sa chambre. Sur la table de chevet se trouvait une photo d’une jeune femme brune le regardant, un livre qu’il n’arrivait pas à finir. Son lit était défait, sa couette formait une boule difforme. Son bureau se tenait sous la fenêtre, là où se trouvaient ses outils de travail. Son matériel de conception, ses crayons, ses feuilles, sa tablette graphique et surtout, tous les accessoires qui pouvaient lui permettre de jouer à ses jeux favoris. Appuyant sur divers boutons, il avait remis en route le jeu en ligne qui lui avait permis de rencontrer Lola. Depuis quelques jours, elle avait comme disparu. Elle ne venait plus ou alors peut-être se manquaient-ils. Il ne ressentait plus d’intérêt et pourtant, il gardait espoir de la revoir apparaitre sur son écran. Son pseudo tout du moins. Il restait près d’une heure chaque jour avant de se concentrer sur autre chose. Sur ses créations, ses dessins. Et alors qu’il commençait à ne plus l’attendre, un son avait retenti dans ses oreilles. Une nouvelle connexion, c'était elle. Il n'avait pas attendu longtemps avant d'aller lui parler. « Salut toi. » Ce toi, cette elle. Il ne saurait dire si le frisson qu’il ressentait lorsqu’il voyait son nom, lorsqu'il entendait sa voix était normal. Il ne saurait pas même dire ce qu’il pouvait ressentir pour cette fille dont il ne connaissait quasiment rien. Lola. Ce prénom apparaissait dans ses rêves les plus beaux. Il représentait la lueur d’espoir, l’espoir même tout simplement. Cette voix est la lumière à l’ombre qui affuble son visage depuis près de quatre ans. « Je m’inquiétais de ne plus t’entendre. Tout va bien ? » Elle était sans doute l’unique personne qu’il avait envie d’entendre, elle lui donnait envie de faire vivre ses personnages, de retrouver le gout du jeu. Avec elle, il était différent.

Lola avait la tête posée sur la fenêtre du train qui l'emmenait dans la banlieue de New York. Les yeux clos, elle pensait au rire mélodieux de sa filleule, de neuf mois à peine. Si sa réussite informatique lui permettait presque de faire ce qu'elle aimait par dessus tout sans lui imposer de contrainte géographique, sa famille lui manquait énormément. Elle n'était qu'à deux heures en train de ses parents, mais il lui semblait parfois que le temps était trop long. Ses cheveux négligemment attachés, elle se sentait gêner par son chignon qui l'empêchait de dormir. Elle patienta gentillement, les yeux dans le vague l'arrêt le plus proche de son nouveau chez-elle, déniché par sa cousine en quelques coups de fil. Il faut dire qu'avoir un mari agent immobilier aidait. Elle revenait de l'hopital, où était installé sa tante, très malade. Le train se stoppa et la jeune femme sorti de ses pensées. Elle tenta de passer une main dans ses cheveux attachés et jeta un coup d'oeil par la fenêtre. C'est le signal du conducteur qui invita la jeune femme à descendre, si cela n'avait tenu qu'à elle, elle serait restée dans la chaude cabine du wagon. Elle sorti lentement, et s'avança vers l'entrée de la gare avec une allure de tortue.

Enfin rentré, Lolita ouvrit son courrier et apprit par bonheur la fonctionnalité de sa box. Internet, enfin. Elle se pressa dans son bureau et alluma avec délice son PC. Immédiatement, ses doigts pianotèrent sur le clavier de l’ordinateur, même si ses longs cheveux blonds faisaient parfois déraper sa main de jeune femme. Il faisait une chaleur impossible et elle ne savait si cela était dû à son excitation d'enfant de 2 ans ou à cause du chauffage qu'elle aurait allumer par inadvertance. Par la fenêtre ouverte qui se trouvait à sa droite, elle voyait la plage s’agiter sous la douce lumière du soleil. Elle n’avait plus idée de ce qu’elle faisait, les automatismes faisaient tout, par habitude. Une série de code avant de se connecter à son jeu favori. Elle avait toujours ses lunettes de repos à côté de sa tasse de café Central Perk, en grande fan de F.R.I.E.N.D.S qu’elle était, une photo de sa filleule dans un cadre, et dans un autre, une photo d’elle, de son frère et de sa soeur.

Le casque sur les oreilles, le micro tendu, elle patienta jusqu'à la fin de l'écran de chargement. Quelques secondes plus tard, une voix masculine la fit frissonner de la tête au pied. Sami. Etrange, n'est ce pas, qu'une simple voix puisse faire passer autant d'émotion dans le corps de la jeune fille ? Mais Lola était en correspondance depuis quelque temps avec ce garçon, qu'elle ne connaissait ni d'ève, ni d'adam, mais qui animait ses soirées, ses nuits et parfois même ses fins d'après-midi de sa voix enjouée lorsqu'ils combattaient ensemble sur une plateforme en ligne. « Salut toi. » Si l'idée que Lola n'était pas assez geek dans son physique vous traversait, elle serait bien capable de viser un endroit bien précis de votre visage pour vous défigurer afin de vous faire comprendre les bonnes manières. Lolita aimait ce monde masculin, et s'y sentait parfaitement bien. « Salut, comment ça va ? » Comme si elle était espionné, Lola prit un joli sourire un peu niais et replaça une de ses mèches de cheveux derrière l'oreille. « Je m’inquiétais de ne plus t’entendre. Tout va bien ? » Avec sa vie un brin compliqué ses derniers temps, Lola en avait presque oublié son silence étonnant. Lorsque Laura, sa cousine et mère de sa filleule lui avait appris la maladie de sa tante, Lola en avait été toute retournée. Elle n'avait pas hésité une seule seconde pour la suivre, et l'aider dans la vie quotidienne : Le père de la petite l'ayant quitté, elle n'avait qu'elle et sa mère pour la soutenir. « Oh oui... Je suis désolée, j'aurais dû te prévenir, ça a été un peu... Compliqué ces derniers temps... T'as jamais eu l'impression qu'en te vendant la vie, on t'avait un peu menti sur la marchandise ? [rire] Non, plus sérieusement, je viens tout juste de déménager, c'est principalement pour cela. L'opérateur internet n'était pas aussi performant dans l'installation que ce que je pensais. [rire] »

Le casque sur les oreilles, il pouvait se couper du monde. Il n’était plus Samaël. Il n’était plus que Sami, le joueur. Il n’était plus créateur de jeux vidéo, il n’était plus père de famille. Il n’était plus veuf, dépressif, mal dans sa peau. En se connectant en réseau, il redevenait le garçon qu’il avait été au lycée. Il se revoyait heureux, aimé. Le lycée était la période où il s’était entouré de personne qui avait su le porter, qui lui avait permis de vivre des années dont il se souviendrait à jamais. Son idée folle d’aller étudier à Paris avait bouleversé sa vie, dans le bon comme dans le mauvais sens. Il ne regrettait rien. Il ne serait pas celui qu’il est aujourd’hui sans les expériences qu’il avait pu vivre, sans les drames et les bonheurs qui avaient ponctués sa vie. Il était conscient aujourd’hui de sa situation. Il voulait changer sans en trouver la force. Sans trouver une raison valable de sortir de son état de léthargie totale.
Connecté sur son jeu, il se laissait un peu aller. Il lança une attaque. Au hasard, sans faire attention. Il n’était pas concentré sur ce qu’il faisait, juste sur ce qu’il entendait. Il souriait presque naïvement, comme un enfant. Comme le gamin qu’il était de nouveau devant cet écran. Il avait plusieurs fois rêvé de cette fille, l’imaginant différemment à chaque fois. Tantôt brune, tantôt blonde, tantôt grande, tantôt petite. Dans son esprit imaginatif, elle était différente à chaque fois qu’il essayait de mettre une image sur cette voix qu’il connaissait par cœur aujourd’hui. Il s’était souvent demandé pourquoi il refusait de la voir, pourquoi il évitait inévitablement le sujet. Ils auraient pu partager de nombreuses choses ensemble s’il s’était vu. Samaël ne semblait pourtant pas prêt. Prêt à quoi ? Sa peur de la perte était bien plus forte que tout le reste. Bien plus forte que l’envie de voir cette fille. Il n’était plus le même en l’écoutant, sans réellement savoir pourquoi. Sans réellement comprendre ce lien qu’il y avait entre eux. Il savait qu’un jour il faudrait dire oui sans quoi il la verrait s’éloigner puis partir définitivement. Il savait surtout qu’un jour, il devrait lui avouer la vérité à son sujet. Lui parler de Louise, de Sarah. De sa vie, celle qu’il vivait au quotidien. Il devrait lui parler de la mort de sa femme, de son statut de père, de la dépression qui l’habitait depuis près de quatre ans. Il était persuadé que Lola le voyait comme un homme joyeux parce qu’avec elle, il lui arrivait de rire. Parce que même si elle ne voyait pas, elle le faisait sourire, elle l’emplissait d’une joie certaine qu’il ne pouvait pas décrire. Inconsciemment, Lola avait comblé un certain manque dans son cœur. Inconsciemment, sans qu’il ne puisse réellement le contrôler, elle avait peu à peu pris la place de Sarah, la place que Sarah avait eu le premier jour de leur rencontre en tout cas.

« Salut, comment ça va ? » avait-elle demandé. Il ne pouvait décemment pas lui dire la vérité. Lui dire qu'il n'était finalement pas heureux, qu'il n'allait jamais aussi bien qu'il ne l'aurait espéré. Samaël s'était laissé périr, il s'était noyé dans son chagrin et ses pensées sombres. Il ne pouvait pas lui dire que rien n'allait plus depuis trop longtemps. Il aurait pu, Lola l'aurait sans doute écouté. Peut-être pas. Alors, il se contentait chaque fois de dire qu'il allait bien. « Je vais bien, merci. » Il allait mieux en l'entendant mais le désarroi reviendrait lorsqu'il quitterait le jeu, lorsque sa voix ne sera plus qu'un souvenir. S'il souriait, s'il riait avec elle, ce n'était que de courte durée. Ces quelques moments en ligne lui permettait de quitter sa léthargie, de laisser son esprit macabre de côté. Ce monde dans lequel il évoluait n'était pas fait pour les hommes comme lui. « Oh oui... Je suis désolée, j'aurais dû te prévenir, ça a été un peu... Compliqué ces derniers temps... T'as jamais eu l'impression qu'en te vendant la vie, on t'avait un peu menti sur la marchandise ? » Si seulement elle savait. Il y a six ans, Samaël était un garçon dynamique, vivant, plein d'humour et de joie. Il avait une belle vie. Et tout s'était écroulé, un matin. Avec un camion, avec un accident. On lui avait menti sur la vie, sur le bonheur, sur l'amour. Il avait perdu le sourire, un instant. Il se rappelait Sarah allongée dans ce lit d'hôpital, le visage tuméfié, les yeux clos et cette machine qui la maintenait en vie. Son poing s'était serré avant qu'il ne reprenne ses esprits. « Non, plus sérieusement, je viens tout juste de déménager, c'est principalement pour cela. L'opérateur internet n'était pas aussi performant dans l'installation que ce que je pensais. » Le rire de Lola était un bon remède pour le sortir de ses pensées. Il était doux, sincère.  Il l'écoutait avec intérêt sans pour autant lui dire que son rire était beau. Ses paroles lui revenaient à l'esprit. Elle avait déménagé, Quitté son ancienne ville pour s'installer ailleurs. « Tu as déménagé ? Pourquoi ? » Sa question était certainement indiscrète mais Samaël restait quelqu'un de curieux. Il maudissait également ces mauvais opérateurs internet. Il ne fallait pas plusieurs jours pour installer la connexion internet. Lui-même savait le faire. « Enfin, tu n'es pas obligée de répondre. Ça te regarde après tout ... »